La première tentation serait de lire la poésie de Michelangela Scalabrino en dehors de toute référence, au nom de l’évidente authenticité des vers qui la composent. En elle, on ignorerait alors aussi bien la récurrence de nombreux éléments symbolistes que la fréquence des notations en bas de page, renvoyant à l’écoute (plus qu’à la structure) de diverses œuvres musicales.
La seconde tentation, opposée, consisterait à emprisonner ces poèmes dans le carcan d’une intertextualité permanente: on devine aisément, derrière la plupart de ces textes, une longue tradition idéaliste italienne, et plus spécifiquement toscane; on perçoit, comme en écho, Le Sable et l’Ange que publia Margherita Guidacci en 1946, ou les premiers recueils de Mario Luzi au temps de l’hermétisme, ou encore cette aspiration raffinée aux architectures du silence et du retrait que sut transformer en poèmes Cristina Campo. On est d’emblée en présence d’une poésie “haute” et spiritualiste, du moins peut-on le croire et s’en tenir là: une lecture un peu hâtive trouverait déjà son bonheur dans une telle intuition.
Mais que signifie, en cette fin de siècle et de millénaire, une si forte impression de distance et d’étrangeté? Peut-on vraiment se satisfaire de ne voir dans ces lettres poétiques adressées à l’impalpable cerf-volant, médiateur entre terre et ciel, qu’une série de variations sur l’idéal inaccessible, sur l’éternel entre-deux, sur le fil qui peut à tout instant se rompre? Comment ne pas entendre, derrière la maîtrise ou l’envol de certains de ces poèmes, une voix qui doute des formes élégantes qu’elle emprunte, autant qu’elle les vénère? Une libération est en cours, en acte, dans le poème, où un vent s’est provisoirement niché, qui tourne sur lui-même, créant, à l’intérieur des strophes, des vers, une complexité, laquelle enrichit la polysémie bien plus qu’elle ne menace une essentielle clarté du rythme et des sons. Car le poème n’est pas confession ni prolongement de soi, plutôt la prémonition de l’étranger: “L’aquilone non è dunque l’impersonificazione di chi scrive, ma altro da sé, diverso”, écrit l’auteur dans sa note introductive qui a surtout valeur d’avertissement.
Ce désir non seulement de dire l’altérité, d’en témoigner, mais de l’affronter concrètement au cœur de la langue, installe cette poésie apparemment classique (voire pétrie de nostalgie envers ce que Mario Luzi nomma “les lointains paradis de la forme”), dans une modernité subtilement décalée, mais proche de nous et de nos angoisses, car hantée par la disparition d’un “autre” dont elle ne cesse de parler (invocation ou exorcisme). Peut-être viendra-t-il un cerf-volant, pour l’heure impossible même à imaginer, qui ne renverra pas le corps et l’esprit qui le contempleront à leur simple mortalité, à leur déclin dans le temps? En attendant ce jour, ou cette épiphanie, la fragile figure volante opère une pétrification sur celle qui en observe attentivement le cours, l’utopie: “Aquilone lontano / su brezze di laguna, / non guardare la pietra / del me stesso che è stato.” Cette réification mortifère correspond à la brutale prise de conscience d’un rituel vide qui peu auparavant était encore poésie, truchement, énergie transfiguratrice: “Anche le consumate / liturgie della mente / stentano a dominare / l’immobile, distesa / lucidità del vuoto.”
C’est qu’aux abords du silence, la poésie doit renoncer à ses instruments les plus vrais comme aux plus prestigieux, doit renoncer à elle-même. Les ré-férences musicales de quelques-unes des composi-tions de Michelangela Scalabrino sont, dans ce domaine, explicites: les derniers Impromptus de Schubert ou l’arietta de la 32e sonate de Beethoven — mentionnée, de plus, dans l’interprétation très analytique d’Alfred Brendel — sont des œvres presque terminales, ou qui, du moins, ont à voir avec la fin. Après elles, Schubert composera encore, pour le piano, les trois ultimes sonates, et Beethoven les variations Diabelli. Mais dans ces Impromptus comme dans ce dernier mouvement d’une sonate si parfaitement achevée dans son inachèvement, le musicien ne cesse de biaiser avec la fin, le renoncement, le silence. Il convient de se taire au moment le plus juste, celui qui ne dépend pas de soi mais procède de la logique interne de l’œuvre. Pour le poème aussi vaut la célèbre prière de Rilke: “Donne à chacun sa propre mort, / La mort issue de sa propre vie, où il trouva l’amour, un sens et la détresse.”
“E il tramonto d’ottobre, / algido nel silenzio, / guarda le nostre ombre / che non sanno morire.” Le “nous” de ce poème désigne conjointement le poète et le cerf-volant, qui ont souffert ensemble et ensemble renaissent. Car la figure du vol suspendu, de l’entre-deux, n’est pas l’épiphanie d’une intégrité souveraine, le miracle d’un être intouché: elle a participé et participe encore de la solitude et des souffrances de la créature, elle peut prêter son visage au “tu”, au “toi”, qui maintient au profond du cœur l’espoir intact — “l’ipotesi di te che mi conduce”, dit le plus beau vers du recueil.
Lorsque s’éloigne et paraît mourir à jamais la possibilité de l’autre au terme de l’écriture, le poème se contracte et se prend au jeu d’âpres allitérations, comme s’il écoutait la leçon lointaine des rime pietrose: “Arrabatto discorsi. / Aggomitolo verbi, / sostantivi, pensieri: / parole scarruffate / prodotte dall’angoscia.”
Il s’agit là d’une esthétique dont le titre “Frag-mentum insaniae” rend parfaitement compte, et qui, par sa conscience exacerbée du langage, éloigne de cette poésie tout soupçon de passéisme. La langue, tout comme le temps qui s’écoule, n’est peut-être qu’un filtre de plus, qui trahit, “come l’acqua di un pesce / dentro a un vaso di vetro, / con fondali inventati / ed alghe simulate; / e fuori, deformate, / tante cose già viste / che non capiamo più.” Le lecteur, en tout cas, ne peut écarter cette hypothèse, qui introduit dans l’univers apparemment idéaliste de l’auteur l’ “ère du soupçon” décryptée par Nathalie Sarraute.
A cette distorsion grinçante s’oppose la fluidité d’un récit qui pourrait se confondre avec l’amour: “se così può chiamarsi il bel racconto / che ancora tutti intieri ci trattiene”. La poésie de Michelangela Scalabrino vit en effet d’une tension créatrice entre une sorte de verticalité gnostique, qui nous parle de révélation, et une inscription plus apaisée dans le cours du temps, qui donne au poème sa valeur authentiquement narrative, renforcée par le jeu des rimes internes, un peu à la manière de Giorgio Caproni revisitant le dolce stilnovo dans Il seme del piangere. Dolce stilnovo classiquement opposé aux rime pietrose d’inspiration saturnienne: voilà une dualité à la fois très italienne et intemporelle.
En filigrane, dans cette série de lettres ou d’impossibles envols, dans cette suite de transfigu-rations interrompues qui peu à peu semblent convaincre l’auteur d’accepter les demivérités terrestres, se dessine parfois avec force une réalité plus quotidienne et plus aisément repérable: ainsi en est-il de la “ville”, dont Milan demeure l’archétype mais que symbolise aussi, dans son mystère ardu et revêche, la Ferrare austère et passionnée de Giorgio Bassani et Michelangelo Antonioni: “Città immobile, stanca, / sfida cristallizzata / di signori lontani / trionfatori e soli, / non ti chiedo domande, / non aspetto risposte”. Et si l’on peut imaginer le palais des Diamants à la lecture de tels vers, la citation latine qui suit conduit plutôt le lecteur à la Palazzina de Marfisa d’Este: “si non vires, animus; / si non sors, tolerantia; / si non amor, fides.”
Il y a, dans ces poèmes, une essentielle fidélité à soi-même: le recours au symbolisme le plus noble n’y est pas l’occasion (aurait-elle le sens que lui donna Montale) d’une fuite hors du réel, mais au contraire une façon d’affronter avec pudeur l’inéluctable. Se devinent derrière l’élégance rythmique et l’impeccable maîtrise de la forme une solitude, un désert, une errance métaphysique et sentimentale soucieuse, paradoxalement, de ne pas sombrer dans le jeu de ses propres symboles, et aussi de ne pas hausser le ton. Les références musicales orientées vers une certaine “hauteur” (la sixième symphonie de Bruckner, certes pas sa plus connue mais une de ses plus parfaites, ou encore, de façon plus grandiloquente, la symphonie “Alpestre” de Richard Strauss) sont comme frappées de deuil ou d’éloignement, elles relèvent d’un ordre ancien désormais inatteignable. Ne nous reste qu’un ersatz d’idéal et de grandeur, teinté de crépuscule, comme dans une autre œuvre musicale citée par Michelangela Scalabrino: les Métamorphoses du même Richard Strauss, variations pour cordes, infiniment désenchantées, sur le thème de la marcia funebre de la symphonie “Héroïque”.
On aurait tort, toutefois, de croire que cette œuvre s’assombrit jusqu’à la complaisance: “fiati aperti, spazi ventosi, levitazioni; ma anche, ad un tempo, lontananze calibrate, dominabili, ancorate, com’è proprio delle vicende e delle anime audaci ma non eroiche”, prévient l’auteur, dont la profession liée au droit international semble ici garantir une exigence formelle faite de rigueur et d’équilibre jusque dans les zones de l’être les plus réfractaires à de telles qualités.
Entre ciel et terre, les poèmes de Michelangela Scalabrino imposent la véracité de nos insuffisances.